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DIALOGUE II

2021-07-14

FUSHIMI INARI-TAISHA

 

De ma chambre d’hôtel j’observe les quais de la gare centrale. Les trains blancs et argentés les accostent à temps régulier. Ils se croisent et s’éloignent. Ils rejoignent Hokkaidō au nord de l’archipel et Kyūshū au sud. Le temps de leurs parcours est mesuré à la seconde. Leur arrêt au millimètre.

La précision est une histoire ancienne. Elle contraste avec le chaos apparent de la ville soumise à une urbanisation de peu de règle. Sauf celle de ne pas porter ombrage à la villa impériale Ōmiya Fukiage. Protégé de hauts et épais murs d’enceinte, le palais reste dissimulé au regard. Isolée par les douves de l’ancienne forteresse médiévale, la famille impériale vit ici au secret au cœur des bois épais du Kōkyō. Seules, quelques toitures faiblement ressurgissant de la cime des arbres attestent l’existence de la résidence et de son organisation tout autour des replis secrets du paysage. Elles laissent imaginer les rituels auxquels se soumet l’Empereur, symbole du pouvoir ancestral et légendaire.

Tout autour et tout au long des siècles se sont installés les villages et les quartiers de la ville d’Edo. À distance, et à hauteur raisonnable pour les nouvelles tours de verre.

 

C’est ici que je retourne régulièrement.

 

À Tokyo, Kyōto et Osaka.

 

C’est ici que j’ai appris à suspendre le temps. Mon trait et ma ligne. À la rompre pour la reprendre. À glacer mon aplat et laisser transparaître une face cachée. Un instant suspendu. À superposer les temps et les lieux. À arpenter le monde.

 

Que j’ai appris à retenir ma main, une fraction de seconde, pour laisser s’introduire une fuite incertaine, et le souffle d’un paysage dissimulé.

 

C’est ici que j’ai appris le contraste et la vigueur de la pensée. Qui parfois me mène à laisser mon énergie décider.

 

C’est ici que j’ai appris à dissimuler le réel. Je le contourne tant que je peux.

 

Il en est ainsi de mes aspirations. Pour la peinture comme pour l’architecture. Je vire tout autour. Effrayé à l’idée d’affecter leur unité. D’arrêter le temps. Tuer mes rêves. Réduire mon plaisir. Et divulguer leur secret avec impudeur.

 

Ce train à grande vitesse que je vois arriver de Kyōto est le sujet de mes pensées. Il est pâle et fluide. Une ligne rapide sur l’horizon. Effilée, à peine perceptible. Une telle perfection. Un souffle. Trois cents kilomètres à l’heure.

 

Après avoir débarqué ce matin de Paris à l’aube et traversé la ville silencieuse sous la lumière d’un soleil levant, après mon enregistrement à la réception, je rejoignais ma chambre au quarantième étage. Je découvrais le spectacle miraculeux de la ville de l’extrême Est, en ligne de perspective du mont Fuji, au cône cerné d’une brume légère matinale d’un automne tant attendu. Je découvrais les cimes rougies des arbres du Kōkyō. Les feuilles des érables avaient commencé leur mutation colorée, pour bientôt refléter le rouge de leur parure d’automne. 

Ici ce moment de l’année est aussi important que celui des cerisiers en fleur. La nature chatoie de mille vermillons, symbolisant le passage d’une saison à une autre par la porte sacrée des pylônes de cèdre teintés de ce même rouge ; le passage du monde profane au monde céleste.

 

Un battement de cœur.

 

Ce rouge est celui des dieux, celui d’une nature cathartique en gestation d’un autre monde.

 

Je ne réserve jamais d’hôtel à une trop grande distance de la gare centrale. De là je peux rejoindre toutes les provinces de l’archipel. Le train rapide m’y dépose en quelques heures, quelques minutes. En un souffle traversant l’île et ses panoramas de rizières. Une ligne de force d’entre-les paysages vermeils de l’archipel, mystérieux et dérobés.

 

Contourner le globe à dix mille mètres d’altitude et désormais filer à trois cents kilomètres heure pour rejoindre Kyoto, provoquent un sentiment de dépassement de la réalité. Du « sur-naturel ».

 

Quand tout va mal, je me rêve à circuler à bord de ce train immaculé. Une flèche plus rapide que le temps.

 

La mutation miraculeuse de la couleur des paysages est le signe de l’impermanence de la nature divine du monde. Celle des océans au mont Fuji, des forêts et des lacs, des torrents et des rivières, du soleil et de ses couchers, de la brume aux pluies d’orage. 

 

Il s’agit d’un rouge intense, safran. Le rouge à l’horizon. Le soir. Le rouge du monde de l’au-delà sur la ligne séparant l’océan du ciel. Séparant le monde des vivants de celui des dieux. Le rouge des portiques au double linteau courbe posé sur les lourdes colonnes de bois de cèdre, symbole de la limite naturelle entre le ciel et la terre.

 

Après avoir peint une série de fondus incolores, des ombres et des brumes des lagunes charentaises et vénitiennes, j’effectuai une série de toiles rouges, de paysages brûlés par le feu et purifiés, de la couleur privilégiée des esprits. Un rouge violent et brutal. Sans nuance.

 

Cette couleur intégrale, celle des kimonos des prêtresses « miko » et des charpentes des « tori-is », m’obsède depuis la visite de mon premier sanctuaire shinto, celui de Sasuke Inari-jinja.

 

À mon premier séjour sur l’archipel, il y a désormais trente-cinq ans, venu pour y présenter mon travail d’architecte je m’étais échappé de Tokyo pour aller découvrir la plage de la vague d’Hokusai. La plage de Kanagawa donnant sur la baie de Sagami. En remontant à pied vers les terres je tombai sur une allée de portes d’un rouge éclatant. Une allée d’escaliers traversant plusieurs centaines de portiques grimpait vers le haut d’une colline verdoyante dissimulant de multiples petits sanctuaires setsumatsushas disséminés.  

L’alignement des centaines de colonnettes refermant la perspective du chemin vers le point le plus sombre de la forêt, me laissa un sentiment d’infini identique à celui que me provoquent les alignements des mêmes colonnettes de bois des « carlets » charentais en direction de l’océan et de son horizon lointain, ou encore des « palines » des canaux de la lagune embrumée de Venise.

 

J’appris lors ma visite du sanctuaire de Sasuke Inari-jinja de Kamakura, que ce dernier n’était que le petit frère d’un ensemble bien plus important à Kyoto, le sanctuaire de Fushimi Inari-taisha.

 

Dès le lendemain j’embarquai à bord du Shinkansen en direction de la ville impériale historique que je ne connaissais pas encore, pour découvrir la version la plus aboutie du sanctuaire shinto : Fushimi Inari-taisha et ses mille tori-is à la teinte sulfure. L’étonnement qui avait été le mien à Kamakura, redoubla. Parcourir le chemin dessiné par les alignements de tori-is grimpant dans la montagne est une expérience qui pourrait se rapprocher de celle du transport accéléré que permettent nos engins modernes, nous catapultant dans la virtualité du monde de l’esprit et de sa force métaphysique. Le chemin est long presque infini. Circulaire. Il vous conduit au plus profond de la forêt. Plusieurs heures à le parcourir. Pour enfin resurgir au bleu du ciel.

 

Ce jour-là, le rouge devint une couleur pure qu’il me sembla impossible à convoiter ; à l’inverse la répétition en général, de la colonne porteuse en particulier, elle, s’imposa à mon esprit comme la première de mes obsessions architecturales et graphiques. 

 

Ce que je ne me permis pas pendant de longues années finit par survenir. Le rouge que je m’interdisais, apparut comme une évidence, la teinte qui me permettrait de me distancer d’une réalité que nos yeux semblent nous décrire. Mais dans laquelle je ne retrouvais que trop peu de mon monde imaginaire.

 

Plus d’une année durant, ma palette ne comporta qu’une seule couleur. Plus d’une année durant, je peignis à rechercher le souffle de la contemplation d’un paysage de sang et de feu, par la saturation de la couleur procurant l’ultime sentiment d’ambiguïté.

 

C’est ainsi que sortit de l’atelier de Venise cette nouvelle exposition,

Fushimi Inari-taisha.

2019-10-09

ARCHÉOLOGIE I

Dispersée. Dépérissante et ruinée. Échappant à l’emprise de l’histoire de l’instant. À la domination d’un conditionnement évasif et instable. À la contingence. L’architecture est mon archéologie. Hors de tout et hors du temps. Immanente. Une logique alternative. Non univoque. Mon autobiographie. Ma fiction. Mon patrimoine.

Dans l’incalculable nombre des possibles et des dédoublements. Là où nous pouvons nous débarrasser de nos certitudes.

La limite. La ligne de fuite. Face à la mort. Au moment où la question se pose. Se découvrir. Dans la recherche intime métaphysique. La libération de l’âme.

L’architecture est une ligne de composition traçant un chemin de Dédale parmi ces possibles. Il ne faut pas en attendre autre chose que l’expression d’une force essentielle qui renvoie à une pluralité d’intensités, de passages et de leurs diagonales, à une pluralité de productions de différences. Qui renvoie à une rencontre, une circonstance, à une somme d’événements singuliers.

L’art de l’architecture se confronte à l’instant ultime du basculement.

L’architecture envisage ce basculement par la voie de traverse qu’elle initie dans le monde vers d’autres mondes. Par la déréalisation de l’espace-temps. La « Nausée » de la contingence. En nous rapprochant de « tout ce qui pourrait ou aurait pu ne pas être *».

L’art de l’architecture est de savoir parler une autre langue que la sienne, de se détacher de sa propre subjectivité. Contourner sa position. De renoncer à soi et son œuvre. Laisser l’effraction se réaliser en ménageant un passage secret à la venue de l’autre. Tout autant que les guerres laissent les villes en ruine, l’architecture en fuite, se projette et nous laisse des décombres. Un moment perdu. Une expérience du sacrifice de soi et de l’invention de l’autre. Qui vraisemblablement ne restitue que la trace d’elle-même. Sa propre déconstruction et son anéantissement. Ne demeure que le hors d’usage. Une mémoire, un souvenir. L’évocation des différences et de leur somme. Des contradictions et de leur inclusion. L’hypothèse du corps et de l’esprit. Du corps de l’espace et du temps. Une délibération explicite. Une perspective. Celle de la multiplicité. Incluant elles-mêmes la diversité illimitée de l’unicité du point de vue à la multiplicité des mouvements, de leur dynamique et leur engendrement. À la multiplicité des géométries.

Les manifestations existentielles de l’être se tiennent proches de la limite de leur substance. Proches de leur rupture. Proches d’un fond indéterminé. Et ce que nous croyons circonscrire par le savoir-faire, la pratique et la règle nous échappe. Ces manifestations s’expérimentent dans l’entre-deux, dans la tension de la projection. Dans le mouvement de transfert. À partir de la fondation et l’hypothèse. Dans l’affranchissement et la séparation du corps. Dans l’inachèvement infini, avant de s’abandonner.

 

Le moment perdu de notre histoire. Ses vestiges.

 

Mon archéologie n’est pas un classement. Une datation. Mais une transcendance du temps et du lieu. Une transcendance de la parole.  De la forme et de la fonction. De l’usage et du fonctionnement. Le gisement de mes trésors.

Le terrain, sa physionomie. Sa déclivité. 

J’observe. J’enregistre. Je fouille.

 

Une énigme.

 

 

 

Je ne vous dois pas la vérité **.

 

 

 

 

*                 Gottfried Wilhelm Leibniz.

**                « Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai », lettre à Émile Bernard écrite le 23 octobre 1905. Cézanne

2019-10-09

ARCHÉOLOGIE II

À rechercher l’indice ou la trace imperceptible de la réalité du moment perdu, l’architecture se divise et se disloque pour laisser apparaître la variabilité de sa figure insoupçonnée. Un sous-entendu. Il s’agit de renvoyer le sujet à l’infini dans l’élaboration algébrique de son tout. Dans un « plaisir désintéressé *». Libéré de lui-même. Affecté et infecté.

 

Une énigme.

 

L’univers ailleurs indiscernable. Que seule la pensée a la capacité d’envisager. Le rapport entre soi et soi. L’espace relatif.

La croyance à l’ordre unique n’est qu’une fiction. Un absolu irraisonnable. Un ordre terroriste. 

Cette promesse enterre à jamais ce qui existe. Ce qui existe en tant qu’objet désigné. Enterre à jamais l’affection. « Nous nous plaisons **» alors à parcourir l’univers de nos pensées et non plus à considérer une beauté insignifiante. Un mouvement perpétuel. Un mouvement oscillant. Vibratoire. Dans notre intérieur secret et intime.

 

L’architecture est un coup de force, refusant l’injonction. Elle s’expose à l’affrontement. Mais ne se réapproprie pas. Elle s’archive. Même incomplète. Ce qui la rend irréductible. Inépuisable. Résistante. Une chambre d’échos. Dissonante, consonante et raisonnante. Double. Maladroite. Une vérité en mouvement par ses additions et ses soustractions. Ses inclusions. Et ses intersections.

 

Elle génère son propre langage, transforme ce dont elle parle. Tout en produisant les conventions qui la légitiment. Elle se déconstruit et se reconstruit dans le même temps. C’est sa force suggestive intemporelle. On ne peut l’arraisonner. L’œuvre est à venir et ne sera jamais digérée.

 

Au commencement il y a la ruine. L’œuvre la supplantant. Puis un nouvel ordre spéculatif. Une infinité de possibles appréciée par la mémoire. Une infinité irréductible. L’expérience de l’indéterminé. Précisément ce que l’on peut appeler une mise en scène. Celle de l’inachèvement.

 

On peut tout savoir sur les choses sauf pourquoi elles sont faites. 

 

 

Mon archéologie est transcendantale.

 

 

J’ai arpenté l’espace avant de le reconfigurer. Y affichant des règles de mesure. Y dessinant des géométries booléennes inclusives exclusives, des corps à associer, dissocier, compléter. Recherchant les formes de la préhistoire des lieux. Laissant aux visiteurs leurs choix. Leurs périples. L’accord à leurs intimes pensées. Une brèche pour une multiplicité de traductions et d’expériences. Ce qui se mit en place était d’un temps singulier, en retrait. Un détournement de l’histoire législatrice. Repoussant les frontières. Les lois conventionnelles. C’est cette disposition qu’il fallait, pas une autre. Une injonction étrange pour une conquête nouvelle. Investir l’espace, s’en emparer. Tout en négociant sournoisement. Avec culpabilité. Incertain de la construction qui pourtant est bien celle-là que l’on attend. Je n’ai pas de secret. Tout est là. -

 

J’ai essayé.

 

 

 

 

Je ne vous dois pas la vérité, et je ne vous la dirai pas ***.

 

 

 

 

*                  Kant

**                Derrida

***              « Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai »,

Lettre à Emile Bernard    écrite le 23 octobre 1905. Cézanne

 

 

2018-09-20

LA GRANDE VAGUE DE KANAGAWA

 

 

Il s’appelait Tokitaro. Il habitait le quartier de Katsushika, sur les bords du fleuve Arakawa traversant la ville de l’Est, dénommée Edo. Tokitaro y apprit l’art de l’ukiyo-e, l’art de l’estampe. L’art du « monde flottant », de l’impermanence de toutes choses.

   

Tokitaro devint illustrateur. Il voulait raconter « l’histoire des origines ». Suivre les péripéties des avatars du Bouddha. Apprendre à dessiner la monumentalité de la montagne, profonde et obscure, la vigueur du jaillissement des torrents. La lourdeur et la puissance de la vague de l’océan.

 

Il appartient aux poètes, aux peintres de raconter l’histoire du monde. D’évoquer les espaces démesurés hors d’atteinte de l’homme.

Il leur appartient de porter le « discours des origines » dont les usages comme les objets sont marqués.

Il leur appartient de « transposer » le monde en une figure réduite. Le gigantisme de la nature en quelques vers ou quelques traits.

Il leur appartient d’observer et de rendre compte de la source des choses.

 

Dès son plus jeune âge Tokitaro travailla. Tout d’abord comme commis chez un libraire, puis il partit à l’apprentissage à l’âge de treize ans, à l’atelier de gravure de son quartier. Les bois sculptés, plus encore les outils et les pinceaux, les encres aussi, le fascinaient. Ses tâches étaient subalternes. Pendant plus d’un an son occupation se résuma à porter des seaux d’eau claire et à vider les pots des encres salies. L’année suivante un élève plus âgé eut la charge de lui enseigner un nouveau travail et de lui confier le nettoyage des plaques d’impression. Tokitaro ne se lassa jamais de cette vie plutôt austère, aux tâches répétitives et peu gratifiantes. Sa détermination et sa patience furent récompensées, il apprit les phases successives de l’impression.

 

Après ces cinq années passées à s’instruire du métier de graveur, à dix-huit ans, il rencontra le maître Katsukawa Shunshô qui lui prodigua ses premiers cours de dessin puis de peinture. Tout d’abord le maître lui parla longuement de la tradition du métier d’illustrateur. Ce qu’il fallait en connaître et l’abnégation qu’il fallait témoigner pour devenir digne d’en porter la charge et le titre. Pendant douze ans il apprit de son professeur ce qui lui permit de devenir l’un des artistes les plus reconnus d’Edo et de composer à soixante-dix ans sa plus fameuse estampe, La Grande Vague de Kanagawa, première de sa série des Trente-Six Vues du mont Fuji. 

 

Tokitaro est plus connu sous le nom d’Hokusai.

 

 

Je longe les plages d’Atlantique. Portant le regard sur la houle du large. La houle se brisant à mes pieds. Je longe les plages de Kanagawa et je vois la grande vague venir submerger le rivage. Celle d’Hokusai cernant de sa courbure le mont Fuji au loin. Dans l’indivisible de notre imaginaire.

 

Au creux, dans l’écart, dans le vide interstitiel se joue l’extrême intensité du lien. Décisif et foudroyant. Le lien du yin et du yang. Entre l’esprit et l’âme. Le vide est la source.

 

Le vide est le plein de l’architecture. L’espace et sa morphologie. Sa géométrie. Sa masse et sa lourdeur. Sa fluidité et son apparition. Sa légèreté. Et son écho. La source de la résonance.  Le centre de toute chose se loge en son cœur dont nous recherchons vainement les contours. Un vide sans géométrie. Un lieu où la réalité est incertaine. Ni fixe. Ni déterminée. Un lieu de nulle part sur terre. Une énigme pour les Occidentaux. Férocement attachés à l’explication des choses et à la composition. Pour qui la contemplation de la lune ou de l’océan suscite plus d’interrogations qu’elle n’apporte de réponses.

 

Il leur est difficile d’admettre que le monde n’est qu’une illusion de lui-même. Transitoire. Instable. Furtif. À l’image de la vague déferlante.

 

À l’image de la longue courbure ainsi développée sur le côté de l’hôtel de Clerjotte.

 

À quelques encablures du rivage assailli.

 

2018-09-14

LE CHEMIN BLANC

 

 

SANS CONTOUR NI LIMITE

 

Je ne sais pas, alors j’expérimente.

 

C’est une nécessité. Face à l’ubiquité de la réalité. Je ne peux me satisfaire d’une seule version de l’univers. Le chaos m’attire, par la multiplication des possibles qu’il laisse imaginer. Et par la reconstruction d’un monde original et transformé. À chacun le sien. Autant de mondes que d’êtres humains.    

 

Je déploie mon architecture par l’enchevêtrement des voiles, des colonnes et des poutres de sa structure. Non par mimétisme mais par analogie à l’arborescence végétale. Pensant qu’elle n’est jamais à son extrémité. À sa mesure. Foisonnante et renaissante. 

J’arrange mon architecture comme les lignes du graphe du rosier grimpant de ma terrasse. Une contamination heureuse, désordonnée comme les astres du ciel. De murs lisses, repliés, retournés, d’un univers insoupçonné. Celui de notre raison fragile. Un entrelacs conjecturel, plus qu’un ordre. Qui s’essouffle et nous leurre. Nous illusionne. À l’ordre je préfère l’utopie. Une utopie positive, pendant d’une réalité défaillante. De ce qui pourrait survenir et ne se produit pas. D’une réalité aux dimensions vertigineuses et impalpables. Éloignée d’un déterminisme illusoire. Et encombrant. Autoritaire.

Le contournement me semble plus adapté, la démonstration, lourde et ennuyeuse. Je choisis le plaisir de me laisser aller à me perdre. Un oubli de soi et du temps. Avec comme seul risque, l’étonnement. Le plaisir du hasard du chemin blanc de ma campagne du Sud. Découpant le paysage. Contournant la maison et s’échappant jusqu’à l’horizon, crénelé des alignements de cyprès. Rien ne l’arrête, ce chemin, que je parcours des heures durant sans en apercevoir le terme. Traversant les vignobles et les citadelles. Rejoignant les routes romaines menant aux confins de l’empire.

 

Un empire sans contour, ni limite.

 

 

L’INATTENDU

 

La vie n’est faite que d’inattendus. C’est à cela que je m’attelle. À rechercher l’inattendu. En laissant à chacun la possibilité de construire sa réalité. De suivre son chemin blanc.

L’architecture est modelée par les aléas de recoupements à l’image de notre vie, sans ordre et sans destin. Soumise aux entrechoquements d’évènements incertains. Un infini jeu d’ambiguïtés. Un tournoiement génératif et transformationnel. Je copie, je colle. Je réitère. Laissant en germe les possibles. À l’équilibre précaire. À la stabilité critique. Résultat d’additions, de multiplications, de divisions, de soustractions. De parties et d’ensembles. À la recherche d’une hybridation générative. En interaction avec son environnement proche et lointain. En interaction avec le paysage en général. Soumis aux forces telluriques du sol et climatiques du ciel. 

 

En attente d’une greffe.

 

C’est ainsi que le monde et la ville se constituent. En symbiose. Intriqués. Et imbriqués.

 

 

L’ANOMALIE

 

Cette démarche est la mienne depuis le commencement. Dès mes premières constructions j’ai sollicité l’aléatoire, et une certaine forme de confusion. J’ai proposé de briser le périmètre de mes édifices. L’opacité de leurs façades. Leur préférant la douceur de la frange entremêlée. D’un intérieur exposé et un extérieur replié. De déréguler l’échelle, la dimension et le temps. Pour engendrer un parcours initiatique et cognitif. Évacuant dès lors la tendance logocentrique à l’enfermement. Là où la forme de l’architecture prend le pas sur sa signification.

 

L’architecture a le droit de tenir un discours. Et le mien est celui-ci. Non de la forme mais de l’entremêlement et de l’hybridation. Dans la symbiose et la réconciliation des histoires conflictuelles du temps. De l’abandon du style au profit d’un processus. D’une stratégie et de la construction d’un langage. Un chemin entre l’âme et l’esprit. Un destin, non celui de l’être humain en particulier, mais celui de notre monde en général, qui s’impose par son propre mode de développement. Prenant en compte l’apparition de l’anomalie. De l’anomalie positive. Qui en lien avec sa nature historique, mute en une nouvelle génération.

 

De ses ruines le monde se reconstruit à chaque instant de son histoire. Jamais à l’arrêt. Un mouvement perpétuel. Qui nous suggère de passer du paraître à l’être. À l’être du désir et de la découverte. Des sentiments et des émotions.

 

Je ne sais pas, alors j’expérimente.

 

 

« Nous ne savons encore presque rien et nous voudrions deviner ce dernier mot qui ne nous sera jamais révélé. La frénésie d’arriver à une conclusion est la plus funeste et la plus stérile des manies. »

Gustave Flaubert

 

 

2018-07-01

CE SENTIMENT OCÉANIQUE

 

 

LA LAME DE FOND

 

À définir mon architecture et mes pensées mêlées de l’histoire de ma région, de l’art et des mathématiques je citerais Romain Rolland qui, dans sa volonté d’harmonie avec l’univers « plus grand que soi », fait appel à la notion de « sentiment océanique ». Notion qui a fondé tout au long de ces années ma vision du monde, de l’activité humaine, et celle de mon architecture.

L’océan me fascine. Le bleu de la mer. Le bleu profond ou cristallin. Des mers et des lagunes. Des eaux montantes et descendantes. Du ciel qui s’y reflète.

La houle du large m’impressionne. Incurvant la ligne d’horizon par intermittence. La houle qui vient de loin du milieu de l’océan. Puissante et lourde. Elle attaque le rivage. Le submerge. Une lame de fond. Elle progresse, s’élève pour brutalement s’effondrer et se fracasser sur la berge.

L’INCLINAISON

La lame de verre se soulève de quelques degrés comme la vague née de la houle du large. Émerge des vasières défoncées de l’empreinte triangulaire. Une lame découpée dans le bleu du ciel. Glacis. Lisse de toute irisation. Parfaite. Cristal. Telle que je l’avais stylisée sur la feuille de Canson déposée sur le bureau du ministre.

Je ne sais si ce sont les quais obliques du chenal d’entrée au vieux port de La Rochelle, les soubassements défensifs des fortins des pertuis, la vague que je surfais sur les plages vendéennes, ou encore la luisance des vases de Charron qui m’inspirèrent ce triangle de verre. Certainement tout cela. Certainement mon indéfectible attachement aux paysages maritimes de ma Charente natale. Au monde secret et inaccessible des marais. Au monde changeant des rivages et des embouchures soumis à l’attaque quotidienne des marées. Au monde des vasières. Des étendues aux limites incertaines.

J’avais recherché le reflet du ciel. À tout prix. Par obsession et fascination. J’avais recherché l’effacement de ma première architecture. Certain que je ne pouvais blesser et heurter ma conscience imprégnée du souvenir de ce « sentiment océanique » inspiré par ces rivages sans accroche, sans relief. En réalité par certitude que le sentiment de la matière technologique se confondait avec celui que je pouvais ressentir à regarder l’océan. Celui de la plénitude de l’espace qui nous entoure et nous habite. Total et dissimulé à la fois. Lisse de toute aspérité. Indéfini, équivoque. Profond et éternel.

Comme ce verre que je relevais de sa trace et pointais vers le ciel.

 

LA SENSATION DE L’ÉTERNITÉ

 

À m’instruire des mathématiques et de l’art, j’apprends à ressentir cette sensation étrange et paradoxalement fugitive de l’éternité. Une expérience pour le corps et l’esprit. Dans la relation au monde. Mystique et poétique.

Cette inclinaison naturelle de l’être à verser dans la métaphysique est une énigme que chacun de nous tente de résoudre. À sa manière.

Il me semble rejoindre un plaisir primitif et originel. Fondateur de mon action. Le besoin infini d’abstraction à une réalité dont je suis sceptique.

 

UNE RÉALITÉ ÉTRANGÈRE

 

La technologie avancée nous propose une version nouvellement déformée de la réalité. En laquelle la civilisation désarmée à répondre aux questionnements régissant sa propre nature, fonde une espérance déraisonnable. Celle d’atteindre l’efficacité du reflet du ciel et de la mer, portée par la lame de verre inclinée. Celle d‘atteindre l’émotion de la réunification des mondes. Intérieurs à nous-mêmes et extérieurs à notre corps. Que toute notre vie nous tentons de mettre en perspective l’un par rapport à l’autre, dans un déchirement douloureux que nous ne parvenons à éviter. Dans l’éloignement de notre réalité et de sa conscience. Concentrée en notre corps et notre esprit.

La lame de verre est comme un sceau de cristal, elle fixe la pensée pour toujours.

 

 

2017-07-10

LA PASSE DE PELLESTRINA

 

 

À SUIVRE LA VOIE OBLIQUE DU LABYRINTHE.

 

Je crois aux évènements et aux conjectures. Aux plis et replis. Aux lignes et aux traces. Aux plans et aux vides. Aux disjonctions. Aux passages, aux couloirs, aux cols, aux détroits, aux ports, aux chenaux. Aux récurrences. Je crois à l’indivisible et à la dualité quantique. Celle de l’indéfinissable centre des choses. Je dessine altération, réitération, prolifération et inconstance, espérant fendre l’unité de l’insécable. Je trace la ligne de fuite. J’aligne les pylônes soutenant le monde. Les multiplie. Une forêt et sa canopée. Une forêt de fûts de métal mêlés aux fûts de bois de chêne. S’insinuer. Et traverser. 

Le visiteur, en quête d’un accès à un parcours imaginaire, gravit une volée. Aboutit à une première terrasse. Puis une deuxième un peu plus haute. Jusqu’à atteindre la ligne de toiture par un enchevêtrement d’emmarchements et de rampes.

De la rue Neuve aux jardins intérieurs en terrasse. Des jardins aux salles d’exposition. Le visiteur empruntant les escaliers, les rampes de verre et les coursives de métal, atteint le sommet du bâtiment selon un parcours décalé de palier en palier. Une découverte en plein cœur de Mons de ses secrets dissimulés et du spectacle de ses toits, de ses beffrois et ses arbres centenaires, ses pinacles et ses flèches. De la plaine alentour.

Échappé de l’ombre des rues et des passages sinueux de la ville médiévale, le visiteur, atteignant le haut de l’édifice, s’approche du ciel. A suivre la voie oblique du labyrinthe.

 

À LA SURFACE DU VERRE. 

 

S’y dessinent la ville et ses contours. Se reflètent les silhouettes des passants, qui confondues à la transparence équivoque du verre, offrent à la rue le spectacle d’elle-même.

Des miroitements doubles et multiples.

De perspective en perspective. De superposition en superposition. De retrait en retrait.

Un présent futur. De l’altérité. Et de la confusion. Du continuum par l’addition. Du continuum vers l’absorption du proche comme du lointain. Vers l’absorption " du tout ". De la circonférence au centre insaisissable.

 

DANS L’ESPOIR D’ÉCHAPPER A L’HISTOIRE DU JOUR.

 

Des lignes. Des arêtes. Des échappées et des alignements. A l’infini. La perception intime de la création. Labyrinthique et digressive. Une envie curieuse. De découvrir le fondement de la continuité, du parcours que notre sens de l’organisation voudrait rectiligne. Une envie crédule et déçue. De s’assurer en vain que l’âme est droite et symétrique. Alors que l’univers est incurvé et difforme. Sans cadre ni frontière. Sans début ni fin. Le lieu du passage. Du point intermédiaire. Le lien « imperceptible au sein du tout, à présent un monde ou plutôt un tout à l’égard du néant où l’on ne peut arriver ». *

Le visiteur le sait. Il s’engouffre dans le labyrinthe, dans l’espoir d’échapper à l’histoire du jour.

SANS PORTE NI FENÊTRE.

L’architecture nous apprend qu’elle nous parle de tout et « du tout », sauf d’elle-même. De tout sauf de sa matière et de sa forme. L’architecture résonne de ses pièces dissimulées dans ses combles et ses sous-sols. De ses pièces secrètes à l’arrière de portes dérobées. Débordant du trop-plein de l’âme.

L’indicible.

Le songe d’une idée protéiforme. Combinatoire et hypothétique. Aux mille voix unifiées. Que l’on se plaît à considérer comme la réalité de la matière. Que l’on sait multiple et pourtant indivisible, de la même façon que le temps et l’espace. Extensive et intensive. Statique et dynamique. Le lieu « du tout », de la combinatoire.

C’est en gravissant les rampes et les emmarchements que le visiteur accède par la nef de verre latérale, au cœur du musée surélevé, porté par ses pilotis et ses colonnes de fer. Un lieu sans porte ni fenêtre. 

 

SANS LIEU NI TEMPS.

 

Un lieu sans symétrie. Un passé subtilisé et un futur chimérique. L’architecture parle de l’élasticité, de la porosité, de la polymorphie de la matière. De la courbure du temps comme de celle de la ligne d’horizon. Une boucle qui se rejoint quelque part en un lieu sans dimension et en un temps sans écoulement.

 

L’ÊTRE-MATIÈRE. SANS ENVERS NI ENDROIT, DE LA MATIÈRE À LA PENSÉE, DE LA PENSÉE A L’ÊTRE. LE CORPS ET L’ESPRIT.

Sans opposition de l’un et de l’autre. Sans distinction entre la face et le revers. Le côté et son adjoint. Entre le dessous et le dessus. L’architecture n’est pas le lieu de la pensée de l’opposition. De la pensée de l’un affronté à l’autre. Pour un champ de bataille d’aucune victoire. Mais de la pensée insinuée. Dans le lieu, l’espace et le paysage. La matière habitée. L’être-matière.

Hors de l’illusion asservissante. Dans le paradoxe pratique. L’idée supplantant la matière et sa forme. L’être et l’usage.

Sans fausses alternatives que la géométrie laisserait envisager comme solution salvatrice et imaginaire.

Illusion perdue. L’être résumé et explicité. Dans sa variété et son inconsistance. Hors de sa chair.

Le paradoxe de l’être, de la matière et de l’esprit. De l’architecture et de sa géométrie. De sa dualité, sa multitude. L’être à la source de la révélation. Le corps et la conscience.

Un pluriel fabriqué par le regard du visiteur combinant encore et encore les allers et retours, les fuites et les éloignements, cherchant à atteindre le centre fantaisiste d’un monde chaotique dont il n’est pas envisageable de tracer les frontières. « Que notre imaginaire se perd dans cette pensée ».*

 

LE DÉVELOPPEMENT CONTINU DE LA FORME. LE POINT DE VUE. LE CRISTAL RAYONNANT. LÀ ET AILLEURS.

 

Une manière. Une métamorphose continue de l’objet comme du statut. Une ligne issue de lignes. Une forme issue de formes. Un objet issu d’objets. Une architecture issue d’architectures. Face à soi. Que pour soi. Fondatrice de la conscience individuelle. Mise à distance par la culture de la singularité. De la singularité de l’expérience. Sensations. Émotions. Évènements. L’objet architectural cristal sans forme que celle de ses éclats. De son rayonnement. De l’éclairage qu’il porte sur l’espace et la durée. Et non de la perception qu’il donne de lui-même. Perception réduite et lourde. De sa forme longuement et laborieusement conçue et édifiée, de son aspect contrôlée et régulée. Le sentiment demeure vague et lointain de la transparence et de la perspective. Sur le vide. Ses contours sont indiscernables. Ils se confondent. Et s’entrelacent au proche comme à l’éloigné. L’objet est défait. Il n’est plus discernable. Un lieu, sans forme. Une exploration. Une étendue, sans être un point aux coordonnées répertoriées. L’objet architectural, dans sa singularité et sa dualité, renvoyé aux innombrables possibles. Et non à lui-même. Là et ailleurs.

 

L’EXTENSION AU LIEU. À l’INFINI.

 

L’architecture dépasse sa géométrie savante. S’étend à la ville et au cosmos. Le révèle. Révèle le « tout ». L’art de la vie. Infiltré dans tous les pores du paysage.

Transversale, sans échelle et sans mesure, l‘architecture dessine le théâtre universel.  Étendu au monde.

 

UN RECOIN DE NOUS-MÊMES.

 

Tel serait constituée notre tête, d’une scène et des faux reliefs du « Teatro Olimpico ». A se contorsionner, l’objet architectural cherche à disparaitre pour faire place à son génie. Pour fouiller et mettre à jour le recoin le plus intime de lui-même. Au plus profond de nous-mêmes. De ses myriades de lignes directrices, de ses arêtes répétées, de ses géométries superposées. Un décor devenu une perspective et axes de perspective. Une toute autre unité d’esprit. Reliant notre point de vue à l’immensité de la création. Conciliant la continuité de l’univers à la réduction et au resserrement de notre individualité. Conciliant la série et l’unité. L’onde et la particule. Dans un recoin de nous-mêmes.

 

L’ANTAGONISME DE L’UNICITÉ DE L’UNIVERSALITÉ.

 

De l’homogénéité métaphysique à l’hétérogénéité des situations, des objets et des phénomènes, l’architecture trace la ligne sinueuse de l’antagonisme et du paradoxal. Dans son autonomie et sa puissance créatrice. Laissant libre cours à la variété des possibles dans « l’arrangement » probable régi par l’obligation à l’unicité de l’universalité.

 

LA PASSE DE PELLESTRINA.

 

La barque trace son sillage sur le glacis lagunaire. Nous naviguons en direction de la passe pour rejoindre l’Adriatique. A contrecourant d’une marée montante. Dans quelques heures la mer aura submergé les îlots de vase encore visibles. La lagune alors ne sera plus qu’un vaste miroir aux limites indiscernables du bleu-vert du ciel. Ponctué des ombres des ducs-d’Albe à tête noire. Sans lesquels nous perdrions tout sens de l’orientation. Réglant les lignes de fuite des canaux invisibles au cœur de cette mer intérieure aux rivages repoussés à la ligne d’horizon. Nous sauvant du danger certain de se perdre ou de s’échouer. Nous les laissons à notre droite et gagnons la passe de Pellestrina, agitée des turbulences des flots contraires. Ceux de la création.

 

 *Les Pensées de Pascal : « Les deux infinis »

 

 

2017-02-02

À LA LIGNE D’HORIZON

 

 

À LA LIGNE D’HORIZON

 

À l’ouest, la mer s’est retirée.

Découvrant les terres du rivage sans relief.

Une ligne blanche d’écume sépare le ciel de la mer.

Une ligne continue d’une extrémité à l’autre de l’horizon, recoupée des têtes des pilotis des pontons de pêche.

Une ligne, qui à suivre la rondeur du globe, s’incurve. La droite devient une courbe, dont les extrémités se rejoignent.

Une ligne qui témoigne de l’infini de l’univers. Absolue. Impressionnante et poétique. Tendue en direction du soleil.

Elle porte le regard bien au-delà du paysage dont l’œil ne cerne qu’une centaine de degrés d’angle. L’esprit prend conscience de cet infini sans pour autant parvenir à le concevoir.

 

La ligne droite et horizontale, construit le monde, le recoupe, le divise et le reconstitue dans le jeu des assemblages. Distinguant le dessous du dessus, l’intérieur de l’extérieur. Une géométrie abstraite séparatrice de l’espace et du temps. Une géométrie abstraite séparatrice du ciel et de la mer.

 

L’ARCHITECTURE DU MONDE

 

J’aime cette idée de l’indéfinissable. D’une frontière flottante. Que l’on ne peut atteindre. A la limite d’un autre état, d’une réalité inconnue.

Les paysages ont la puissance de la suggestion. Celle que je m’efforce de donner aux constructions. 

Sans plus.

Les sentiments que nous suggère le monde ne sont ni raisonnables, ni sensés.

La grandeur, l’immensité, le secret, le sombre, le lumineux. Le vertige.

 

J’aime cette ligne droite. J’aime ces plans successifs au bord droit longiligne. Ils m’impressionnent. Car j’y vois l’architecture de la terre et du monde, celle que les hommes espèrent.

Dans leur doute.

 

Une architecture qui ne s’encombre pas de péripéties. Une architecture nette et précise. Peu loquace.  Affranchie. Une architecture d’une seule géométrie. Qui suggère et évoque. Un lien ténu entre la pensée et la réalité d’un jour. Et la nature des choses. Celle que l’on imagine et que l’on ne peut réellement envisager pour être réservée à celle de la pensée. Du rêve et de la foi.

 

À la rencontre des deux axes, horizontal et vertical, se tisse l’entremêlement de la structure intime de la matière. De ses forces structurelles et de sa cohésion. De la dualité de son apparence. Lourdement fondée et suspendue.

Le regard sur les côtés, s’échappe à la lecture des fuyantes des bords acérés des dalles ressurgissant. Alors qu’au centre de l’architecture déchiquetée, il se concentre sur la ligne rompue des dalles opposées, et le foisonnement des colonnes.  En espérant y trouver le passage.

 

L’œil curieux est impatient. Il observe. Il cherche. Un repli sur soi, à envisager les méandres de sa propre pensée. Et les possibilités d’échapper à sa destinée. En se faufilant par la porte étroite ménagée par l’entrechoquement.

 

AU BORD DU RIVAGE

 

Le rivage est une ligne incertaine, changeant, au gré des vents et des mouvements de la mer, au gré de l’histoire de la terre. Seul l’horizon est fixe. La mer est immense et dangereuse. Violente et destructrice. Mais elle est le territoire de toutes les conquêtes. De la découverte des continents. Au loin, au-delà de l’horizon, la ligne impossible à franchir. Une ligne de tous nos rêves et de nos fous espoirs.

 

Les habitants des lieux, au bord du rivage, juchés sur les pontons de pêche lignant le ciel de leurs arêtes blanches, observent l’horizon dans l’espoir de le dépasser et de découvrir l’autre versant du monde.

 

2007-12-08

POUVOIR ET MYTHOLOGIE

L’ordre, la ligne, brisée parfois. La périphérie, l’enceinte. Le retrait, l’attaque. Le promontoire, la corne. Le glacis, la fosse. Un mur fortifié et bastionné, qui vous entoure, vous protège, vous emprisonne. L’obsession de la ligne parfaite. De l’enroulement. De l’enceinte sans faille. Face à l’ennemi. Face à soi. La garantie de l’ouvrage. De la sécurité de l’ouvrage. Du bon sens de la pensée. L’ordre supérieur. Le dessin comme ordre. Les garnisons à l’abri. Prêtes au mouvement. Les garnisons en attente. S’agit-il d’une partie d’échec ? Est-ce des hommes dont on parle ? Le déplacement des troupes. Dans le quadrilatère. Dans la France au carré. Unifié dans son  polygone. Selon la règle d’un système. Celui de l’équation géniale du report de l’équipée défensive aux frontières. Celui de la diplomatie dissuasive. L’épure de la stratégie. La citadelle et la place forte. La réponse ultime dans la partie du jeu de guerre engagée entre les empires et les monarchies, les duchés et les royaumes. Le tracé est opportun. Un simulacre. Un bluff. Une idée. L’on imagine réduire à néant, l’embuscade, l’enlèvement, le viol et la barbarie des chevaliers sanguinaires et incultes. La frontière, non celle du pays, mais celle fragile de l’idée que l’on se fait de la bataille et de la bataille d’elle-même. Cette frontière est désormais dépassée. Le combat n’est plus un corps à corps. Mais une idéologie. Une idéologie politique. Et la frontière justement n’est plus la limite de la zone d’influence. La frontière est ce symbole tenue comme un sceptre, comme le contour de l’idée même de la pensée politique. La construction prend alors toute sa dimension. Celle de l’espace qu’elle contourne. Comme autant de piquets alignés au carré sur la fouille archéologique prête à révéler la mémoire ancienne. Celle d’une civilisation. Antérieure. Antique même. Alors les ingénieurs du Roi se sont rappelés l’histoire. Celle de la Renaissance. Celle de l’Antiquité. Où la loi était celle des carrés, des polygones parfaits, des icosaèdres, des corps polyédriques. De la pensée, de la mélancolie, de l’amour, de la souffrance, de la règle absolue. Le citoyen et l’ordre. La ville et son organisation. Les quartiers, les services publics. La règle était que chacun ait sa place. Celle-ci était méritée. On parlait de république, mais pas encore de démocratie. Surtout pas de démocratie. La citoyenneté était celle de l’ordre établi par le philosophe roi. Traduite dans l’épure. Les ingénieurs se sont souvenus. Le pays, le royaume sont devenus le grand polygone. La forme révélatrice. Le secteur. Et l’ordre s’établit. Un ordre de la multitude. Un ordre de la série. Un ordre de la fractalité. Un quantum absolu. Je vous parle de la pensée profonde, intelligente, du savoir, de la découverte, de la connaissance qui régit le règne de Louis XIV. De la rigueur, de la richesse harmonique, mélodique, contrapuntique. Rien auparavant de comparable. Rien de cette liberté. Rien après, de cette modernité. Rien après, de comparable. Aucune mort subite. Tempéré. Flexible. Échelle ternaire et diatonique. Pythagore. La modulation de la mort la plus profonde. Pour la dimension de la profondeur. L’impureté comme loi absolue. Le tempérament. Le bon. Les hauteurs. Les aigus. Les axes de la plus grande symétrie. Entre le demi-ton et l’octave. La perle irrégulière. Ou le syllogisme. La règle du décentrement. Et de la réversibilité. La force fatale. La violence et le tempéré. Les ingénieurs se sont souvenus. Que les lois de la géométrie sont puissantes. Leur autorité absolue. Le quadrillage de l’espace s’impose à chacun. Les batailles sont vaines. Mieux vaut se rendre. A l’implacable logique des dessins de l’ingénieur. Inspirés ils font appel à la mémoire. Il évoque ceux de la Renaissance. Ceux des architectes à l’érudition parfaite. Qui ont relut les textes ceux de Vitruve, mais aussi de Socrate, de Platon d’Aristote. De Ptolémée. Qui ont relut « La République *», et puis Saint-Thomas d’Aquin. Qui ont compris que l’on pouvait opposer à la violence des armes, l’autorité de la pensée. Des lois et des règles. Celles qui régissent l’univers, les jours et les nuits. Celles qui édictent que la terre est ronde.

 

Ces lois cosmologiques se réduisent à celles de la cité. Les lois physiques. Les lois géométriques. Les lois de l’hygiène. Les lois sociales. C’est alors qu’il devient nécessaire de dessiner la ville et ses quartiers, la cité et son enceinte. La ville comme le rempart à la barbarie. La ville source des lois communes de la vie sociale et représentative. Source de savoir. Source de développement. Source de richesse. La première citoyenneté. Mais la ville peut s’étendre encore. La ville peut devenir un territoire tout entier. Monarchie ou république. Se pose alors le problème de son extension. Se pose le problème de la reconnaissance justement de ce territoire. Pour l’ennemi bien sûr. Mais aussi pour le royaume, aux fidèles, comme aux infidèles. Aux sujets de ce royaume.

L’objet était de constituer un royaume selon l’ordre universel des choses. Selon une notion inoxydable et définitive. Il s’agit d’un dessein. De l’utopie de ce dessein. Il s’agit de la pensée et seulement de la pensée. Le droit des populations, le droit des citoyens se fonde sur l’élaboration de cette pensée. De la force et de l’universalité de cette pensée. Certains parlent de magnificence, je vous parle d’unité nationale et de vision politique. Il s’agit d’organiser le pays comme l’on organise une cité. Ce n’est qu’une question d’échelle. L’architecture de nos remparts, de nos citadelles, de nos côtes et de nos frontières, sont une longue ligne brisée. Repliée. Encore et encore. Du polygone à l’éperon De l’éperon au créneau. Sur cette même ligne s’installent le tireur, la ville, l’état, et tout un pays. La ceinture de « fer *». Pour repousser l’ennemi, bien sûr, identifier un territoire, aussi. Mais surtout pour donner à l’extérieur comme à l’intérieur l’idée même de ce qu’il représente. Et ce à quoi il renvoie : au mythe. Au mythe de la ville idéale. De la civilisation élue. De la cité céleste. A l’utopie. A l’idée même de la cité comme départ et aboutissement du principe d'idéalité politique et philosophique. La victoire d’Athènes sur les guerriers de l’Atlantide, celle d’une stricte organisation sociale et politique. D’une vision corrélative de l’espace politique et urbain. Indissociable du lieu et de l'organisation de l'espace. Cette organisation est cosmologique. Et le mythe est nécessaire à la fondation. Il renvoie à l’histoire, aux croyances, aux nécessités. Et du croisement de ces perspectives naît la pensée d’une nouvelle réalité.

N’entre pas qui veut dans ce monde de toutes les promesses. Celui des ors et du porphyre. Des palais aux dimensions démultipliées par l’effet des glaces et des miroirs. Aux multiples labyrinthes des jardins du monde exceptionnel des rêves. Mais non, il ne s’agit nullement d’un rêve, mais d’une réalité ! Elle est inaccessible et intouchable, protégée par une enceinte de citadelles inviolables et indestructibles. Comme tout modèle idéal, qui s’associe à des lieux mythiques ou secrets, exceptionnels. C’est ainsi que le mur bastionné construisit le mythe de la monarchie de Louis XIV. Bastion que l’on pouvait contourner, voir prendre. Aux dires mêmes de Vauban. Qu’importe. Le réseau était tel que cela n’aurait pas encore suffi à l’ennemi à s’installer durablement. Le pays, protégé par ses frontières bastionnées, est un territoire de liberté et de sécurité. Versailles, la maison du Prince, abandonne ses douves et ses murailles. Inutiles. Disgracieuses.  La force et la certitude. La maison du Prince n’est plus un repaire retranché à l’intérieure d’enceintes crénelées au pied desquelles les armées s’affrontent. La maison est celle du plaisir, de la richesse, de l’art et de la culture. Au cœur du plus beau des jardins. Exceptionnel et unique à l’occident comme à l’orient. Le signal est clair. La force du Roi est d’ordre divin. Il ne livre pas bataille. Les équipées conquérantes venues du nord ou de l’est, de la mer aussi, n’ont pas d’autres choix que de se rendre. A la force absolue, celle en réalité de la science de ses ingénieurs. Sa protection est garantie. Vauban en est le pilier constitutif. Le royaume a été soumis et unifié. Reconquis. Il est le sien. Sans contestation. La démonstration spectaculaire de sa force militaire aux frontières, a fini de réduire toute velléité de fronde intérieure. Il a soumis les duchés, les comtés et les baronnies. Ils sont tous à Versailles, Il a su flatter la féodalité. Le Roi ne craint quiconque. Il se montre, aux champs de bataille, comme l’on pourrait brandir le sceptre de la foudre divine. Son effigie est omniprésente. Reproduite sur la monnaie, sculptée dans le marbre, fondue dans le bronze. Et sa demeure est celle des dieux. Sans tours, sans pont levis, sans armée. Un lieu de plaisir, de jardins, de jeux nautiques. Un jardin où se croisent les quatre fleuves de l’éden.  

Quel retournement ! L’audace du Roi est sans pareil. Il est libre d’aller. D’aller sur les champs de bataille. Sil le faut. Le Roi ne craint personne. L’art de l’intimidation et de la dissuasion. Dans le rapport de force installé avec ses ennemis.  De la force divine ! La loi du Roi est celle de l’univers. Elle est la règle militaire, civique et politique. Elle est le sujet de toute transcendance. Le royaume est une sphère conceptuelle et idéologique. Théorique et cosmologique. Régulé par une géométrie savante. Une géométrie spéculative. D’addition, de soustraction. De multiples formes complexes. Les symboles d’un vocabulaire inventé et savant. Le langage d’une préoccupation existentielle. De la figure au symbole. Du symbole au corps. Un corps « régulier » absolu. Une figure géométrique unitaire et parfaite. Quasi magique. Un modèle. Le modèle philosophale. A la forme et au contour, *au volume, réglés par la loi des nombres et de la géométrie. Par le savoir, la technique, la méthode, éternels et incorruptibles. Une obsession. Une « manière ». Celle de Vauban. A disposer les bastions, les cornes, les fossés, les glacis et les échauguettes, à la périphérie. Au contour du royaume. A la limite. Le point d'équilibre de l'âme et de l'ordre. Définie par une figure géométrique absolue cosmologique. Là où les lois du macrocosme rejoignent celle du microcosme. Là, où  la connaissance s’élabore, et la dialectique se construit. La figure géométrique absolue devient alors « l’étoile de Vauban » !

2007-01-01

ANTIOCHE

SAINT-SIMÉON À QALA’AT SAMAN

LE PÉRIMÈTRE
Avant la fondation.

 

 

Le moine arpenteur portait un cabas dans son dos. Une barre d’acier, un pilon, des piquets. L’ensemble rassemblé par une ficelle de chanvre. Il gravissait les derniers mètres du chemin le menant au plateau. Un chemin caillouteux. Sa bure lui tenait chaud. Son visage émacié perlait de sueur. Il avait été envoyé là pour fonder une église. Une basilique. À la gloire de Siméon. Le moine avait traversé le djebel El Ansariye, après avoir débarqué à Lattaquié. Il venait de Byzance où sa congrégation s’était arrêtée.

Épuisé et amaigri d’une longue marche, il accéda enfin à la dernière hauteur. Le plateau dominait la plaine d’Antioche et le spectacle dépassait toutes ses espérances, effaçant instantanément la peine des derniers jours.

 

Il déposa sa charge.

 

S’assit sur l’une des pierres plates ressurgissant du sol. Attendit. Immobile. Les lueurs du soir. L’horizon rouge feu illumina la roche grise. Les ombres portées des quelques oliviers épars s’allongèrent à l’infini. Calquant la courbure de leur ramure sur le sol raviné.

 

Le moine en ces quelques instants prit la mesure du site. Habitué à se rendre sur les lieux de constructions futures, il avait ce sens inné du repérage. Ce temps seulement, lui suffit à comprendre la morphologie du terrain. De ses évasements. Ses fractures. De la solidité du sol. Des lignes de plus grande pente. Et avant tout cela des orientations solaires les plus favorables. Le seul regard porté sur une vallée lui permettait de comprendre le sens des vents, des écoulements d’eau des pluies. L’observation de ce plateau l’avait convaincu. C’est ici qu’il enfouirait les premiers piquets des lignes de fondation.

 

L’abbé avait toute confiance en lui. Plus encore qu’en tous augures païens, pourtant encore pratiqués, en ces années soixante-dix du quatrième siècle.

 

Sur le versant septentrional il aperçut des traces de construction. Des terrasses. Et des soubassements. Enfouis sous de hautes herbes. C’est là qu’il installerait sa cabane. Ce travail serait celui du lendemain. Épuisé. Il se leva et descendit l’un des gradins du versant. Pris sa faucille, faucha un aplat de deux mètres le long du premier soubassement de moellons, fourra un sac de corde de cette herbe desséchée et en fit sa couche. Le moine s’endormit immédiatement. Pressé de la tâche des jours à venir.

 

 

Il avait choisi cette partie de la terrasse exposée à l’est. Il souhaitait que le soleil du levant le réveille au plus tôt.

 

 

La nuit fut courte. Nous étions en plein solstice d’été. Le moine ouvrit les yeux à la lueur naissante du matin. Une lueur éloignée de l’est le plus lointain. Une lueur d’outre continent déjà blanchit par la lumière vive d’été. Le moine se débarrassa de sa bure. Ouvrit son sac de corde, en sortit les précieux instruments de mesure méticuleusement enroulés d’un tissu protecteur. Sans eux le relevé serait aléatoire. Sans pouvoir atteindre la précision nécessaire à l’établissement des plans de fondation et de calepin.

 

Le moine arpenteur signa quelques marques sur le sol. Envoya sa bobine de corde en l’air. En relia l’extrémité à un premier piquet. La journée durant, l’arpenteur tira des droites, releva des verticales. Le sol ainsi se couvrit de tracés. En arc de cercle, en ligne, en perpendiculaire. Vu du ciel ces tracés auraient pu paraître insensés au milieu de ce relief désertique.

 

Une grille bien étrange en ce cœur sauvage du paysage !

 

L’espace.

 

C’est à cela qu’aboutissait l’arpenteur. À reconnaître l’espace. En long. En large. En dénivellement aussi. De ce travail de tracés, naissait avant l’heure l’idée même de la basilique. De son architecture aux voûtes gigantesques.

 

Le moine transcrivit ses repérages sur ces papiers roulés. En fit des tracés abscons et cabalistiques.

 

C’est ainsi que naquit le site de Saint-Siméon à Qala’at Saman. Un ensemble construit en 472, dix ans après la mort du saint. Des milliers de pèlerins se rendirent en ce lieu. Pour le baptême. Pour la prière. Pour le repos.  

 

 

Je me retrouvai à Qala’at Saman. Émerveillé. Je me souvins de l’histoire de l’ascète en haut de sa colonne. Les villages que nous avions traversés étaient construits de pierres taillées dans la roche dure. Lisse. Les constructions en ruine étaient envahies de figuiers. Des maisons dont même les pans de la toiture étaient de pierre. Taillés eux aussi parfaitement. Un volume sans aspérité.

 

 

 

La géographie de ce paysage est particulière. La roche du sol se confond à la roche des constructions. Dans une même unité. Les tiges des herbes sont hautes, auxquelles les arbres courtauds se mêlent. Les murets et les soubassements des terrasses se laissent envahir. Les herbes folles s’entremêlent. Se lient et se ligaturent. S’enroulent. Elles sont sèches mais résistantes. Hautes. Nous étions arrivés par le versant sud du plateau. Un paysage couvert de ces herbes. Rehaussant le tracé des fondations anciennes. Un foisonnement ébouriffé brûlé par le soleil. Le site sur toute sa surface était submergé. Et de formes, ne surgissaient que celles des pelotes et des faisceaux de bottes végétales. Elles suivaient les alignements archéologiques dessinant dans l’espace une organisation réglée. L’élévation végétale de l’architecture en ruine. Dense, parfois foisonnante, parfois alignée et espacée. Un jeu rythmé d’éloignements et de rapprochements. De lignes et de courbes associées puis dissociées.

 

Je me rappelais l’histoire du moine arpenteur. Et de la fondation de la basilique. Je feuilletais en rêve ses carnets techniques. Les tracés des relevés topographiques. Des voussoirs et des piles. Des croquis confus et multiples. Des lignes et des traits convergents et étirés. J’aimais à penser que l’architecture de la basilique soit ce foisonnement de lignes directrices des voûtes et des arcs, des assises des pierres taillées, des axes des colonnes et des piles. Et avant même d’être un dessin plein et recoupé, une projection au sol. L’idée de l’élévation.

 

De ce foisonnement nourri de lignes virtuelles, renaissaient la basilique et son architecture. Mêlées à l’entremêlement des herbes.

 

Un rythme de lignes et de traits dans l’espace. Parfois confus, parfois éclairci.

 

Le plaisir de l’intention.

 

Celle de la cause finale hypothétique. De la définition de l’origine et du lien aux choses. Devrais-je dire « des » liens à l’objet, à la matérialité de l’objet, quasi-objet. Visible selon l’angle d’exposition à la lumière corpusculaire. Les lignes tracées sont autant les fibres constitutives de cette matérialité absente. Le fruit de notre imagination qui inlassablement reconstitue le corps ancestral. Le jeu du rite archaïque de l’arrachage, du découpage, pour la reconstitution totémique de l’être, du corps, de l’objet aux multiples visages. Quel lieu pourrait mieux symboliser la réunion névrotique des cultures du monde que ce pays du passage de l’occident à l’orient ? Celui-là même, qui cristallise les affrontements entre les êtres ne parvenant à se conjuguer en un seul et même corps. Cette tentation divine et barbare.

 

De la mer Rouge à la plaine d’Antioche, ce corps se débat avec lui-même. Dans une tentative veine d’assembler ses membres épars. Un centaure qui refuserait son buste. Dont il ne pourrait se démettre sans perdre la vie.

 

Le lieu de la convergence et du rejet. Le nœud.

 

Nous venions de Damas. Plus précisément de la Mosquée des Omeyyades. Nous remontions vers le nord, traversant un relief qui avait été le témoin des batailles sanglantes entre chrétiens et musulmans.

À gravir le chemin emprunté la toute première fois par le moine arpenteur, ce chemin difficile, en dévers, aux cailloux incisifs, je ressentis l’impériosité du moine à s’établir sur ce plateau dominant. Et peut-être aussi celui de l’affrontement fratricide. 

 

Ces lignes tracées au sol par l’arpenteur étaient autant de liens au lieu et au territoire étendu. Au centre d’un polygone élargi, allant de Amman à Damas, de Beyrouth à Jérusalem.

 

J’eus ce sentiment brusque et nécessaire. D’avoir à relier les points de l’espace et du territoire par le geste de l’écriture. Le geste de la réconciliation.

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